Je ne sais pas vous, mais j’ai toujours aimé que l’on me raconte des histoires. J’ai d’ailleurs commencé à écrire les miennes, quand autour de moi, les gens se sont lassés de m’en raconter.

Comme vous, j’aime également lire. J’aime les livres mais aussi les histoires qui entourent parfois certains d’entre eux. Aujourd’hui je vais vous raconter celle d’un livre extraordinaire pour son contenu subtil et son destin singulier.

Il s’agit du livre Manuscrit trouvé à Saragosse, de Jean Potocki

Quelques mots à propos de Jean Potocki

 

Né en Ukraine en 1761, le comte Jean Potocki est issu d’une famille polonaise noble. Il étudie en Suisse, puis devient capitaine dans l’armée polonaise et chevalier de l’Ordre de Malte.

Homme des Lumières, ami de Voltaire, il voyage dans toute l’Europe, l’Afrique du Nord et l’Asie. Autant de découvertes  dont il profite pour faire des études linguistiques et ethnographiques.

Jean Potocki est l’auteur de nombreux récits de voyages, de recherches historiques et ethnographiques, d’écrits politiques pamphlétaires, d’une opérette, de quelques contes et d’un chef-d’oeuvre de la littérature fantastique, écrit directement en français bien qu’il fût polonais, et qui ne lui valut jamais le succès :

Manuscrit trouvé à Saragosse

Commencé en 1795, Potocki a achevé son œuvre peu avant son suicide légendaire en 1815. On prétend qu’il se serait donné la mort avec une balle de fusil limée pendant plusieurs années.

Je vous avais prévenu… Ce livre est une vraie saga !

Manuscrit trouvé à Saragosse reste majoritairement inédit du vivant de l’auteur. Potocki l’aurait conçu pour amuser ses amis et lui-même autant que pour éloigner la dépression qui le minait à la fin de sa vie.

Il faut attendre 1847 pour que le volume voie enfin le jour dans son intégralité, et 1958 pour que les lecteurs français accèdent à une version qui ne donne finalement à lire qu’un quart de l’ensemble.

 

Mais qu’est devenu le reste ?

 

Dominique Triaire, directeur adjoint de l’Institut de recherche sur la Renaissance, l’Âge classique et les Lumières, à Montpellier, a mené des recherches pendant plus de vingt ans pour le découvrir ! Il a ainsi montré que la version éditée jusqu’alors n’était qu’un bricolage éloigné de l’intention de l’auteur, suicidé.

Pourquoi le manuscrit laissé par l’écrivain a-t-il mis si longtemps dans l’embarras éditeurs et spécialistes ?

Voilà la réponse :

« À la mort de Potocki, sa veuve et ses deux fils ont hérité de ses écrits, explique Dominique Triaire. Mais ce partage fut hâtif et les nombreuses pages simplement distribuées en trois tas. »

Celui de Bernard, le fils cadet, a fini aux archives publiques de Poznan, en Pologne. Mal inventoriées par un archiviste en peine devant cette paperasse rédigée en français, elles sont répertoriées sous le nom de
« décaméron ».

C’est cette appellation qui met  la puce à l’oreille de Dominique Triaire quand il effectue sa première mission en Pologne en 1979. « J’ai compris qu’il s’agissait des documents que je cherchais, car le roman de Potocki est conçu par “parties” de dix journées, c’est-à-dire en… décaméron. »

Mais Dominique Triaire ne cesse pas ses recherches. Son enquête le mène à Madrid, dans une banque espagnole où une partie du manuscrit a été cédée par Alfred Potocki, lointain descendant, en règlement de diverses créances. Il déniche ensuite à Moscou de rares épreuves du roman, essais de publication du vivant de l’auteur.

« Encore fallait-il comprendre comment tout cela s’articulait », raconte Dominique Triaire.

Le chercheur se livre alors à un véritable travail « d’archéologue » pour reconstituer le roman labyrinthique, raconté sous forme de « journées » aux mises en abîme acrobatiques, puisque au cours du récit, un personnage raconte une histoire dont l’un des personnages se met à en raconter une autre et ainsi de suite… Un vrai casse-tête.

Dominique Triaire étudie le texte de près et comprend finalement qu’il n’a pas affaire à un seul roman !

En réalité, Jean Potocki a écrit trois versions du même roman :

  • une de 1794, dont je n’ai retrouvé qu’une partie.
  • une de 1804, composée de quarante-cinq journées et abandonnée par l’auteur.
  • Et une de 1810, composée de soixante-et-une journée, achevée ; tout ce que l’auteur en a laissé.

Grâce aux recherches soutenues par le CNRS, Dominique Triaire et François Rosset (université de Lausanne) font aujourd’hui éditer les différentes versions du roman telles que l’écrivain les avait créées.

Car si Potocki a tout réécrit, ce n’est pas qu’une simple affaire de style.

« Ce n’est tout simplement plus le même roman. Certains personnages ont disparu, notamment le juif errant, dont l’histoire fait courir l’œuvre sur plus de deux mille ans ! commente Dominique Triaire. Dans la 3e version, Potocki veut son œuvre plus limpide, les histoires sont moins enchâssées. Mais je préfère la version de 1804, certes plus complexe, mais aussi plus libertine et plus audacieuse », poursuit le chercheur.

Le Manuscrit trouvé à Saragosse, versions 1804 et 1810, paraît en poche chez Garnier-Flammarion fin 2008

Quant à la version de 1794 ?

« Il manque encore les dix-huit premières journées, mais je ne sais plus où chercher, admet Dominique Triaire. Peut-être en Autriche où se trouve le reste des archives des Potocki, à condition que les héritiers acceptent de les ouvrir. »

La saga de ce livre reprendra-t-elle un jour ?

Bon maintenant, je suis sûre que vous vous interrogez sur le contenu de ce fameux livre.

Manuscrit trouvé à Saragosse met en scène une quinzaine de personnages principaux dont le narrateur, le jeune lieutenant français Alphonse Van Worden à qui chacun raconte l’histoire de sa vie. Interviennent aussi les récits que leur ont faits d’autres personnes qui relatent à leur tour d’autres récits entendus… et ainsi de suite jusqu’à une quintuple mise en abîme.

Le Manuscrit trouvé à Saragosse est l’exemple même du « roman à tiroirs« , un véritable kaléidoscope où les histoires et les destinées se reflètent les unes dans les autres.

Le roman présente tous les genres : roman picaresque, histoire de brigands, roman noir, conte fantastique, roman libertin, conte philosophique, histoire d’amour, qui s’entrelacent.

 

Pourquoi je vous parle de ce livre ?

 

1/ Parce que c’est un vrai plaisir de lecture !

Faites-en votre best-seller de l’été, bien calé dans un transat, vous allez vous régaler !

2 / Parce que je trouve le destin du livre inédit.

3 / Parce que dans mon dernier article, j’ai évoqué le récit enchâssé un outil intéressant pour complexifier une un récit. J’en viens maintenant à un second outil : le récit à tiroirs.

On parle de récit à tiroirs lorsqu’un récit est commencé puis interrompu, puis repris ultérieurement.

Lisez donc Manuscrit trouvé à Saragosse, vous comprendrez la technique. Savamment employée et transposée dans la construction d’un roman, elle devient un atout redoutable.

À vos succès d’écriture…

C’est fou l’histoire de ce livre, vous ne trouvez pas ?

 

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