Définir l’incipit

Dans le seul domaine du roman, on désigne par incipit (masculin, du latin incipire) la première phrase du texte, aussi nommée « phrase-seuil ».

Plus que la simple amorce d’un texte, cette première phrase d’un roman ouvre la porte de l’imaginaire de l’auteur. Elle n’est pas forcément belle, ni originale. Mais elle est toujours précieuse et émouvante, car elle symbolise le seuil du livre, le point de passage entre deux mondes, la main tendue de l’auteur au lecteur.

On parle souvent du syndrome de la page blanche, mais on pense moins à ces satanés mots d’ouverture qui doivent donner le ton d’une histoire et l’envie de lire la suite.

L’incipit informe en mettant en place les lieux, les personnages et la temporalité du récit. Autrement dit, c’est  le « la » d’un livre, dans sa forme, son, son rythme le choix des mots, sa précipitation ou sa lenteur, son intention à décrire ou sa tendance à l’ellipse, sa volonté de séduire ou sa curieuse banalité.

Incipit célèbres

Certains incipit sont restés furieusement célèbres à commencer par :

« Longtemps, je me suis couché de bonne heure », une première phrase par laquelle Marcel Proust ouvre le chemin de À la recherche du temps perdu. Sur dix personnes interrogées au hasard dans la rue, cinq ont entendu cette phrase, deux l’attribuent à Proust.

Pourtant, avouons-le, ces huit mots n’ont rien de particulier. On a beau les lire et les relire, les déclamer, les chuchoter, il ne s’agit jamais rien d’autre qu’une formulation sans charisme. Pourquoi cette phrase demeure-t-elle alors l’une des plus fameuses de notre littérature ?

Certains voient en ce « longtemps » un côté hypnotique prenant d’emblée le lecteur par la main pour le renvoyer à son propre « longtemps », son propre passé.

Mais on constate le même effet avec Albert Camus et son Étranger : « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. »

Une phrase à rebond. Une première phrase à deux étages avec un vrai point au milieu. La première phrase enferme le récit dans un événement donné, singulier sur lequel l’auteur s’expliquera. La deuxième s’annonce comme un électrochoc moral. Tout est dit dans ces quelques mots « peut-être », « je ne sais pas ». Et étrangement, ce sont ces mots les plus doux qui se révèlent les plus violents.

Parfois l’incipit peut être encore plus simple. Simenon ouvre son roman La veuve Couderc par : « Il marchait. » Une première phrase qui ne dit rien et qui pourtant dit tout. « Il » est un condensé de tous les hommes (car c‘est bien d’un homme qu’il s’agit puisqu’il marche !), mais « il » est aussi tellement universel que finalement est tout le monde.

Que fait ce « il » ? Il marche, l’activité de base du genre humain. Et cet homme marche à l’imparfait. Non seulement c’est le temps préféré du roman mais aussi la condition de l’homme.

Voyez comment en quelques mots, on peut en dire beaucoup.

Étudier ces premières phrases est vraiment passionnant.

Les grands auteurs du XIXe siècle  – à l’exception de Zola – ont débarrassé leurs premières phrases de tout superflu. L’incipit constituait alors la description d’un lieu, d’une mise en place sans détour d’une situation ou parfois même se résumait à une simple information d’état civil.

Exemple : « En 1815, M. Charles-François-Bienvenu Myriel était évêque de D. »

Les Misérables Victor Hugo

Pour information, par opposition à l’incipit, l’explicit (parfois dénommé à tort « excipit ») désigne les dernières lignes d’une œuvre. Mais nous n’y sommes pas encore !

Enfin, vous l’avez compris, j’ai un faible pour ces premières phrases. Elles me fascinent. J’aime la promesse qu’elles offrent. Elles impliquent tant de chose qu’elles sont délicates à écrire et nécessitent de faire des choix dès le début du roman. Mieux vaut donc ne pas négliger cette première phrase !

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